samedi 23 juin 2012

A quand une bibliothèque Karl Lagerfeld ?

L'auteur d'un article se demandait dernièrement "Et si le livre électronique signait la fin de notre civilisation ?" Moi, j'aurais plutôt tendance à penser (Karl serait d'accord sur ce point j'en suis sûre) que le retour des mocassins à glands nous mènera bien plus sûrement à l'Apocalypse. Mais je ne juge pas, chacun ses peurs irrationnelles.

On découvre tout d'abord, fait rare chez les détracteurs du livre électronique, qu'il a lui-même abandonné définitivement le livre papier, arguments à l'appui : possibilité d'adapter la taille des caractères à sa vue (les éditeurs de livres papiers en gros caractères ayant effectivement d'énormes efforts à faire tant du point de vue de l'offre que du packaging), se déplacer avec toute sa bibliothèque à portée de doigt, pour un poids dérisoire,  la facilité d'utilisation, l'accès gratuit aux classiques libres de droit... A priori, c'est vendeur.

Puis, comme pour se faire pardonner d'avoir proféré des insanités, s'ensuit un exercice de dézingage dudit objet :

"Je pouvais lire, c'est tout." Il se trouve que ça tombe plutôt bien, la seule chose que l'on puisse exiger d'un livre étant de pouvoir le lire. C'est son but dans la vie : être le média entre la parole de l'auteur et le lecteur. Les livres audio, par exemple, sont des livres, au même titre que le livre papier : ils restituent un texte (oui, ça paraît trivial, mais un livre est essentiellement composé de texte. Sauf s'il s'agit d'une bande dessinée bien entendu, mais c'est un autre débat). Quel que soit le contenant, l'essentiel pour le lecteur est de pouvoir accéder au contenu. Que ce contenant prenne la forme d'une édition de collection, d'un fichier informatique, d'un cd audio ou d'un livre de poche, l'essentiel est que chacun trouve celui qui lui convient le mieux pour accéder à ce contenu.

"Il manquera toujours l'essentiel : la main du papier, la typographie, l'odeur de l'encre, la satisfaction de sentir la reliure au creux de la paume." Et moi qui pensais que l'essentiel dans un livre, c'était le texte. Otons donc cet artifice, et laissons sur les étagères de bibliothèques des livres vides, mais beaux, rangés par couleur et par senteur : un peu d'encre à solvants ou d'encre à eau aujourd'hui ? On peut même vous proposer du Lagerfeld, au parfum "capiteux", "à l'odeur subtile de vieux manuscrit".


" Le livre électronique, ça n'est pas la fin de l'édition, mais celle des bibliothèques". Le vrai problème, c'est qu'il y aura toujours des gens qui n'auront pas les moyens, que la question soit financière ou sociale,  d'accéder aux textes. J'ai d'ailleurs un doute quant à l'infériorité de coût d'une collection de la Pleiade comparée à celui d'une liseuse et de textes numériques (bien que le coût de ces derniers soit, je suis bien d'accord, une aberration totale. Coucou les éditeurs). Permettre aux gens d'accéder à ces textes est l'une des missions des bibliothèques, parmi tant d'autres. C'est pourquoi je ne m'inquiète pas vraiment de la pérennité de ces dernières. S'il le faut, les bibliothèques prêteront des liseuses, au même titre que des livres papiers (oh mais attendez, c'est vrai qu'elles le font déjà. Les bibliothèques auraient donc une capacité à s'adapter aux changements de la société ? Damned).
Alors pas la peine de vous lamenter sur le sort des bibliothèques. D'abord, ceux qui le font y mettent rarement le bout d'un panard, et puis ce n'est pas en pleurnichant que les choses vont bouger.

Quant à la bibliothèque familiale, aux livres "annotés par quelque aïeul, aux dos luisants où les nerfs croisent les tranches dorées, cette odeur de vieux papier et de cuir", tient pour moi du fantasme, ou d'une lubie de collectionneur. Ceux-là ne fréquentent pas les bibliothèques, puisqu'elles ne permettent pas de posséder. Libre à chacun de nous de choisir ce que l'on souhaite collectionner, mais une collection n'est jamais qu'une accumulation d'objets, de biens matériels. La culture ne se collectionne pas. Elle gonfle nos tripes et nos cerveaux, pas nos étagères (c'est beau comme un slogan de mai 68 tiens).

L'exercice d'auto-flagellation auquel se livrent certains lecteurs de livres numériques me laisse dubitative. Cela devient une honte de lire des livres sans décimer la moitié de la forêt équatoriale. On n'appelle pas cela de l'amour. Ca n'est même pas de l'acharnement thérapeutique (je doute qu'un objet qui existe depuis tant de siècles finisse par lâcher la rampe si facilement). Si le livre numérique a suffisamment d'avantages pratiques pour convaincre un tel amoureux du papier de ne plus sniffer sa dose quotidienne de papier moisi, c'est qu'il ne doit pas être si diabolique.

Et puis en cas de manque aigu, les bibliothèques pourront toujours organiser des visites sensorielles de leurs réserves. Moisissures et poussière garanties.



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